Pourquoi les Gilets Jaunes sont la prolongation de nos usages de Facebook – Romain Blachier

Avant les gilets jaunes, il y a bien sûr eu plusieurs révoltes et événements issus des réseaux sociaux : les bonnets rouges en France ou Nuit Debout. Ou les pogroms anti-musulmans au Sri Lanka. Ou une partie de la révolution tunisienne. Ou les manifestations 2013 anti Erdogan à Istanbul.

Mais, alors que dans les révoltes et émeutes précitées, les outils des réseaux sociaux étaient un outil (on les utilisait pour s’organiser pour une cause précise commencée hors des réseaux sociaux)  ces même outils sont ici, à commencer par Facebook, les initiateurs, les inspirateurs et les théoriciens du mouvement.

Sans Facebook pas de Gilets Jaunes

Facebook est un initiateur du mouvement. D’abord par son changement d’algorithme (voir sur le sujet l’excellent article de Buzzfeed) qui fait qu’aujourd’hui les informations locales sont bien plus mises en avant depuis presque un an. Encourageant des groupes locaux à se constituer, leur donnant plus de visibilité dans les suggestions et les fils. Amenant des constitutions de communautés sur des bases notamment géographiques.  Facebook est, comme le disent Guillaume Ledit et Olivier Ertzcheid, l’outil majeur des Gilets Jaunes comme outil d’information local et national. C’est d’ailleurs parce que Facebook est LE média des gilets jaunes que certains de ceux reçus par les autorités ont désiré faire un facebook live de leur rencontre. Cela peut se comprendre : le réseau social permet, c’est sa force, à chacun de prendre la parole, là où la télé française invite 20 fois par jour les mêmes éditorialistes.

Gilets Jaunes : des points d’appui sur Facebook

Ensuite parce que le mouvement s’est appuyé pour se diffuser à la fois sur des vidéos virales d’individus (Jacline Mouraud, Fly Rider etc…) et sur des groupes préexistants type France en Colère ou des pétitions allègrement diffusées et signées sur le réseau social

Facebook est aussi un facteur de colère supplémentaire : l’engagement (réactions, commentaires) sur Facebook est souvent plus élevé sur des contenus clivants et notamment ceux dénonçant quelque chose ou s’en prenant à quelque chose. Lutter contre cela c’est le sens de la rencontre qu’il y a eu il y a quelques semaines entre Facebook et le gouvernement français.L’un des leviers pour le partage le plus grand possible d’une information, c’est aussi le fait de prétendre que celle-ci va être censurée par le gouvernement si on ne la diffuse pas assez.

Un moyen d’obtenir des partages et de l’attention : prétendre que le contenu va être censuré. Simple mais contribue à entretenir un climat de suspicion

Facebook, comme le souligne Olivia Costa dans The Conversation, est une zone où le débat politique se joue de plus en plus à l’émotion, au ressenti et où la tentative de rationaliser. Toute colère exprimée, sous quelque forme que ce soit, devient alors légitime. Et toute critique de cette colère ou distanciation ou simple rationalisation est immédiatement taxé de mépris, d’indifférence, d’éloignement des réalités. Toute colère, même isolée, surtout si elle est vague (comme cela elle peut parler au maximum de gens) et peu importe qu’elle repose ou non sur une réalité légitime pose son auteur comme un héros-victime sur Facebook et représentant du “vrai peuple” à condition d’être exprimée avec assez d’émotion et de recueillir assez de vues. 

C’est ce qu’exprime clairement Jacline Mouraud, l’une des portes-paroles (désignée par personne….) des gilets jaunes quand elle dit qu’elle tire sa légitimité d’avoir eu 6 millions de vues…. un peu comme si l’on considérait  que le succès de 2 girls one cup avait lancé une adhésion à l’ingestion de matières peu engageantes.

Mais si rajoute à cela la détresse bien réelle de catégories de la population se sentant vivre bien mal malgré leurs efforts, le cocktail est explosif 

Facebook est démagogique avec nous

Facebook nous est par essence démagogique : il vous montre des contenus qui vous confortent ou vous indignent dans votre propre sphère. Du coup vous avez d’une part l’impression que tout le monde ou presque partage votre avis. D’autre part les contenus les plus viraux sont les plus chargés en colère. Il n’est pas rare alors d’aller sur le mur de contacts qu’on apprécie plus ou moin par ailleurs pour d’autres raisons mais qu’on sait ne pas être situé de la même façon sur un dossier précis qui nous occupe pour nous défouler. 

Facebook n’est plus un lieu de débats

Nous défouler oui car Facebook est à son tour en train de devenir ce qui a commencé à freiner le succès de twitter : un lieu dans lequel on vient chercher des biais de confirmation, quels qu’ils soient. Quitte à partager les sources les plus douteuses et les plus discutables parce qu’elles disent ce que vous aimeriez entendre.  Quitte à répondre une fois que l’information est démentie répondre que la chose aurait pu arriver et que du coup, non il ne s’agit pas vraiment d’une fausse info. Il est d’ailleurs frappant de voir que si des fake news circulent sur les groupes Facebook gilets jaunes, les démentis opérés par des groupes de journalistes spécialisés en vérifications de l’information n’y sont jamais diffusés. Il était aussi frappant de voir lors d’une émission le créateur de Doctissimo, Laurent Alexandre, l’un des premiers endroits où Coco210 prétendait en savoir autant sur l’avortement qu’un médecin diplômé, être au milieu des gilets jaunes.

Peu importe le vote républicain si on a du like

Dernier point qui montre que nous sommes dans l’expression dans le monde réel de Facebook: la dichotomie entre le nombre de participants physiques, bien plus faible que dans beaucoup de manifestations syndicales et son poids médiatique et son impact politique. Cela vient certes des endroits choisis par les gilets jaunes (bloquer un centre commercial n’a pas le même impact que bloquer une fac de sociologie) mais cela vient également d’un moment où le clic et la visibilité comptent aujourd’hui pour beaucoup au même niveau qu’un engagement réel. Peu importe le vote républicain si on a du like

Nous voilà donc dans un moment particulier : celui dans lequel Facebook et ses mécontents, qu’ils reposent ou non sur du réel (et il ne s’agit pas de nier la détresse, réelle, de certains dans la France périphérique) est sorti de nos écrans en gilets jaunes. Ce même Facebook qui est aussi un symbole de l’inégalité fiscale que dénoncent justement beaucoup d’entre les gilets jaunes.